Une paire de bottes militaires arpenta le wagon dans sa longueur, esquissant de courtes mais rapides enjambées. Un léger vacillement indiquait que le pied gauche supportait davantage de poids que d'ordinaire : le jeune homme s'était blessé à la jambe droite. Néanmoins, son talon claquait contre le sol dans un froissement métallique régulier. On reconnaissait là la démarche disciplinée d'un soldat. Si bien que, sans porter le moindre regard sur son uniforme bleu, Jan Veit Lawhead pouvait être classé par intuition dans la catégorie des "hommes de guerre".
Le compartiment n'était qu'à moitié rempli - ce qui n'empêchait pas ses occupants d'être particulièrement bruyants. Entre la poignée d'enfants qui jouaient aux apprentis alchimistes, dessinant de faux cercles de transmutation sur le siège d'en face, les quelques ivrognes beuglant des insanités campagnardes et encore d'autres imbéciles qui criaient, à travers la vitre, pour mieux se faire comprendre de leur conjoint resté sur le quai ; le soldat était tenté. Tenté d'échapper au vacarme en rejoignant Central City à pieds ! En réalité, Jan serait déjà en route pour la capitale si cette jambe blessée ne l'épuisait tant : c'était comme s'il marchait sur un tapis d'éclats de verre, un étau brûlant coincé au niveau du genou. Douloureux et pas spécialement agréable.
*On croit retrouver le silence en quittant l'champs d'bataille ... mais non. La frontière d'Aerugo me semblait presque plus calme. Au bout de trois ans, les tirs et les plaintes se transforment en bruits d'fond. Ces gens ne s'en rendent vraiment pas compte ?*
Jan souffla sur l'une des mèches brunes qui cachaient son front. Il ne voulait pas quitter la frontière. Il serait volontiers resté jusqu'au bout ... Jusqu'à la fin de la guerre, ne serait-ce que pour assister les militaires encore valides. Mais cette fichue jambe l'en empêchait. Pourquoi fallait-il qu'il se blesse ? Pourquoi devait-il partir, comme un vulgaire pion joué sur l'échiquier ? Pourquoi le mettait-on à l'écart ? Le soldat sentit sa poigne se refermer doucement. Il ne contrôlait plus sa colère qu'il canalisait tant bien que mal dans la paume de sa main, ses doigts comprimés et parcourus de piqûres. Il soupira : "Tsss. Je n'devrai même pas y penser. Après tout, je suis vivant ... Je suis revenu du front vivant. D'autres n'ont pas eu cette chance. Et puis les ordres sont clairs : je n'ai plus mon mot à dire dans cette histoire. On aura peut-être besoin de moi à Central. Un soldat doit avant tout savoir se rendre utile."
Jan relâcha la pression qu'il exerçait sur sa main puis leva les yeux. Un homme plutôt large d'épaules bloquait le passage sans se préoccuper de la gêne qu'il occasionnait.
"Hey, vous ..." marmonna le jeune homme en tapotant l'épaule de son obstacle. Le type en question se retourna et le toisa de son mètre quatre-vingt-dix. Ses bras croisés étaient remplacés par deux automails d'assez bonne qualité. Il répondit d'un ton mauvais, un sourire tout aussi malsain dévoilant ses dents : "Je te gêne, le clebard ?"
Les yeux du garçon se plissèrent avec une expression de mépris. Ce n'était pas la première fois qu'il subissait ce genre de remarques, mais la sensation honteuse qu'il éprouvait ne faiblissait jamais. Les gens n'aimaient pas les militaires. Ils rejetaient toute la violence qui sevissait aux alentours sur leurs dos. Ce n'était pas nouveau.
"Inutile de me manquer d'respect pour vous faire remarquer. Je n'suis pas en service, alors je ne pourrai pas vous embarquer au QG ..." répliqua Jan d'une voix tranchante. Il s'appuya contre le rebord d'un siège puis enchaîna impulsivement : "Et ne vous attendez pas à ce que je batte de la queue pour que vous dégagiez la voie, monsieur."
Ces mots n'enchantèrent pas le molosse mais, conscient que ses automails n'avaient aucune chance contre une arme à feu, ce dernier s'abstint de tout commentaire. Il se contenta de se pousser en grognant d'autres remarques odieuses et frappant du poing contre sa paume d'acier. Jan ne prit pas la peine de répondre à ce geste provocateur.
Il se glissa entre l'homme et sa pile de valises puis trouva une place, côté fenêtre.
*Les civils devraient se montrer plus respectueux envers les forces d'Amestris*
Eh bien, n'était-ce pas pour sauver le peuple des envahisseurs qu'ils mettaient leurs précieuses vies en jeu ? Ces paysans n'éprouvaient pourtant pas la moindre once de compassion envers leurs loyaux "défenseurs". Ils faisaient preuve d'un égoïsme ... Leur manque de reconnaissance était à la fois écoeurant et totalement injustifié.
"La façon d'penser des citoyens dans Central ne doit pas beaucoup diverger de celle des paysans à la frontière d'Aerugo" déclara le garçon pour lui-même. Il posa son bras contre l'accoudoir et jeta un oeil à travers la vitre du compartiment. Le paysage offert par la gare n'avait rien d'extraordinaire. On ne voyait que des troupeaux d'inconnus qui se pressaient, se bousculaient pour retrouver leurs bagages et finalement s'élancer avec un titre de transport. Enfin, il y avait toute cette vapeur issue des différents wagons et ces coups de sifflets annonçant le départ du train.
Jan étouffa un baillement d'une main. Il demeura silencieux durant de longues, longues minutes, écoutant simplement les grincements du train et le bruit du compartiment. Ce n'est qu'à ce moment que le jeune homme sentit comme une présence derrière lui.